« Qu’il prenne sa croix »
(Mat 16, 21-27)
A peine Pierre a-t-il exprimé sa foi au Fils de Dieu et à peine a-t-il reçu les clés du Royaume, un différend l’oppose à Jésus. Il y a désaccord sur la mission et l’autorité du Messie. On comprend que Pierre se lance dans un plaidoyer voulant sauver Jésus de la mort mais on suspecte Pierre d’être dans une logique bien différente de celle de Jésus. Ce Messie attendu devra s’imposer par la force, physique ou surnaturelle, pour régner sur la terre promise et ainsi imposer à tous la Loi et la Volonté Divine. Les Apôtres sont dans cette logique guerrière et religieuse et devront atteindre l’échec de la croix pour rééquilibrer leur point de vue. La Résurrection fera le reste. Jésus est dans une logique spirituelle, celle qui va au cœur, qui parle au cœur, qui patiente, qui propose, qui aime. Il connaît la Volonté du Père et cette Volonté est faite de salut et de communion dans l’amour. Le salut se réalisera, non pas dans la violence, mais par la douceur du Juste qui meurt et se donne. La violence envers l’innocent montrera toute la bonté de Dieu et la profondeur de son amour allant jusqu’à laisser crucifier le Fils. Nous sommes bien souvent loin de la volonté divine tout en cherchant à l’accomplir. Encore nous faut-il entrer dans une autre logique, une relation nouvelle, faite d’Esprit et de communion, pour voir avec les yeux du Seigneur.
- 1. Logique de la Croix.
Jésus n’est pas un bon manager, ni un bon directeur des ressources humaines. Ses choix sont contradictoires et peu efficaces. Il choisit un groupe d’hommes sans envergure et pourvu d’intérêts divers. Il s’entoure de femmes sans voix et sans influence. Il cherche les pauvres et les petits. Il n’entre pas dans la spirale de la richesse et des intérêts politiques. Il parle aux marginaux sociaux et religieux. Il parle aux étrangers. Son approche religieuse semble se distinguer de la religion officielle, celle du Temple et des prêtres. C’est bien déconcertant pour qui l’approche. Dans cette voie, son échec est prévisible. Sa logique est ailleurs.
Aller au cœur des choses : Jésus ne se contente pas d’analyses sociopolitiques pour établir sa communauté ou son autorité. Il traverse son siècle sans en être contaminé, tout en y étant inséré. Il sait aller au cœur des choses et toucher le cœur des gens. Il établit le lien entre péché et misère humaine, égoïsme et tristesse, orgueil et violence. Il montre que l’adoration des idoles, quelle qu’elles soient (statue, idéologie, argent…), nous entraine vers le bas, vers la pauvreté d’esprit, vers la sécheresse spirituelle. De fait, il y a une Présence en nous qui parle au cœur et frappe à la porte de la conscience. La Voix de Dieu nous laisse soupçonner un bonheur possible.
Voir l’invisible : Jésus ne se contente pas de voir le monde, il laisse voir l’invisible dans le monde. N’est-ce pas ce que nous recherchons ? Connaître le sens des choses, des événements, de notre vie, de nos relations, de nos malheurs… Quand nous nous contentons des contingences et du hasard, du déterminisme et du néant, nous ne pouvons vivre dans le bonheur d’un monde créé par amour, sauvé dans l’amour et régénéré pour l’amour. Notre misère mondaine nous cache le dynamisme d’une vie vécue en vérité, en profondeur, dans l’émerveillement. De fait, il y a Quelqu’Un qui nous attend au-delà du visible pour nous entraîner vers les réalités d’en haut, celles qui donnent sens à notre quotidien, en en faisant un tremplin vers sa gloire.
Porter sa croix : Jésus ne propose pas l’illusion d’une vie sans souffrance ou d’un monde imaginé. Il prévient ses disciples du choc entre le bien et le mal, entre l’amour et la haine, entre Dieu et Satan. S’il y a choc, il y a aussi victoire et vérité. La croix a su vaincre les illusions et les rêves impossibles pour nous plonger dans l’espérance et le dynamisme de l’amour. Alors que la croix est un instrument de souffrance, elle devient lumière par l’amour qui s’y exprime et la logique de Dieu qui s’y révèle. La violence du moment lasse place à la sérénité d’une vie donnée sans compromis avec le mal, sans abandon de l’espérance, sans doute quant à l’amour divin.
Pierre reste dans sa perspective horizontale, bien basse, pleine d’intérêts inavouables. Jésus est dans la logique du Père, animée par l’Esprit, pour sauver le monde par l’intérieur, par la conviction, par l’amour. A-t-il réussi ? Non, si on en reste à notre mondanité et à notre esprit mercantile. Oui, si on s’en remet à Dieu qui a fait de nous ses enfants et qui fait du monde le lieu de sa Présence et le lieu de notre salut.
- 2. Logique de l’amour.
Les conseils de Jésus dans l’Évangile du jour semblent incompréhensibles. Ils s’inscrivent dans la logique du Père et donc de notre accès au Père par Lui. Qui veut renoncer à lui-même ou même à sa vie ? Mais renoncer à ses illusions et à son égoïsme, renoncer à se croire le centre du monde, renoncer à se prendre pour le faiseur de normes, renoncer à sa logique trop étroite. Perdre sa vie ? Perdre la vie sans intérêt et trop vécue tête baissée, perdre sa vie peccamineuse, perdre sa vie centrer sur soi. Oui, le Christ nous ôte la vie pour nous la redonner transfigurée et dynamisée par l’Esprit.
Aimer au-delà de tout : voilà la logique divine, qui est aussi le drame divin. Dieu est amour. Que peut-il faire d’autre que d’aimer ? Peut-il nous créer, nous sauver, nous pardonner sans amour ? Peut-il envoyer son Fils sans amour ? Peut-il y avoir la croix sans l’amour ? Voilà le point central de l’identité divine et donc de sa volonté et de son agir pour nous. Ce que Dieu est en lui-même se réalise dans son œuvre. Voir le Christ aimer et agir, c’est voir Dieu aimer et agir. La croix serait insoutenable sans l’amour qui s’y exprime. La croix révèle l’amour. La croix révèle la vie.
Aimer d’un amour trinitaire : voilà la vérité de Dieu que nous partageons. Dieu est Trinité. Que peut-elle faire d’autre que de faire circuler la vie et l’amour ? Peut-elle ne pas inviter à la danse, à la communion, à l’éternité ? Peut-elle vivre d’amour et de relations sans partager cet amour et ces relations ? Il y a ici la réponse à nos questions, l’invisible qui se révèle, la possibilité de transformation, la vérité de notre transfiguration, l’accès au bonheur. Il y a ici Dieu pour nous, avec nous, en nous. Dieu qui fait de nous des hommes et des femmes authentiques, des fils et des filles en communion trinitaire.
- 3. Conclusion : se laisser séduire.
Jérémie avait raison. Il s’est laissé séduire par le Dieu de l’Alliance (Je. 20, 7-9). Les moqueries sont des balivernes devant la grandeur divine.
Paul s’est laissé séduire. Il s’est offert en « sacrifice saint, capable de plaire à Dieu. » (Ro 12, 1-2)
Le Christ nous a séduits. Il est l’image du Dieu invisible, ouvrant nos vies à la vie divine, pour toujours.
Père Francis